Sur la transmission de la mémoire (par Hubert Ripoll)

Sur la transmission de la mémoire (par Hubert Ripoll)

Hubert Ripoll est l’auteur de Mémoire de là-bas : une psychanalyse de l’exil, Editions de l’Aube, 2012 [2014], Prix Algérianiste « Jean POMIER » 2015

Ma première conférence dans un Cercle Algérianiste – à Toulouse, en février 2013 – m’a marqué durablement. La salle étant exiguë et l’assemblée nombreuse, ma table était tout contre celles des auditeurs dont je percevais le désarroi, à fleur de peau. Non pas tant lorsque j’évoquai notre “là-bas” disparu, mais lorsque j’eus abordé la question du comment en parler à nos enfants. Les auditeurs prirent-ils ma détermination à dire notre responsabilité dans la transmission de cette mémoire comme un reproche de ne pas avoir su le faire ? Le désarroi de ceux et celles qui n’avaient pas pu trouver les mots pour dire leur mémoire à leur descendance était palpable, exprimant combien être en exil dans les consciences de ceux que l’on aime est peut-être plus douloureux encore que d’être en exil de sa terre natale. Depuis, j’ai souvent retrouvé associées, au cours de la présentation de Mémoire de là-bas, la détresse de l’exil et la culpabilité du non dit. Invariablement, la question me fut posée : « Lorsque notre parole ne peut ni ne veut être entendue, comment la dire ? » Acceptons un instant de faire un détour dans la psychologie des êtres pour comprendre pourquoi il est nécessaire de dire notre “là- bas” et comment le dire.

L’écoute de nos enfants, nés en France après 1962, m’a appris que, lorsque la mémoire des parents est blessée et non dite, l’équilibre psychique des individus ne peut être totalement atteint, quand bien même ceux-ci semblent donner tous les gages de leur insertion sociale. L’absence de transmission tient à plusieurs causes : l’incapacité des anciens à trouver les mots, du fait de la sidération causée par le traumatisme, toujours à l’œuvre plus de cinquante ans après. Une mémoire que ceux ayant vécu ces traumatismes craignent être devenue non légitime aux yeux de ceux n’ayant pas connu l’Algérie. En conséquences, certains de nos enfants sont écartelés entre les normes sociales, qui les poussent à refuser la mémoire de leurs parents, souvent perçue comme non légitime, et leur besoin psychique de suivre “la trace” et de mettre leurs pas dans les leurs. Psychologue, je sais que lorsque l’amour porté aux siens est entravé et ne peut être pleinement assumé, des formes de perturbations de l’équilibre psychique peuvent se faire jour. Comment l’éviter ? Où sont les blocages ? Un grand nombre de lecteurs de tous âges m’a dit que l’interdit est plus dans les têtes de ceux qui s’expriment que dans les cœurs de ceux qui reçoivent. Et que changer de point de vue permet d’aborder plus sereinement les choses. Parce que devenant naturelles pour soi, elles le deviennent pour celui à qui on veut transmettre. Ceci est notamment le cas de la transmission aux petits-enfants, plus disponibles à accueillir leur histoire, et qui, libérés d’une pression trop grande, se sentent le droit de demander aux anciens de leur transmettre leur mémoire.

Il est important de savoir que le besoin de mémoire correspond à une nécessité vitale, parce que cette filiation est nécessaire à la construction de l’individu. Ainsi, notre responsabilité de parents et de grands-parents est d’ordre psychologique, au service de l’équilibre de nos enfants, avant même d’être mémorielle, au service de la “vérité”, quand bien même cette vérité paraît importante à dire. Or, cette transmission est rendue d’autant plus nécessaire et difficile que la communauté pied-noire ne possède pas en propre une langue ou un culte qui expriment naturellement sa mémoire et la perpétue. Dans ces conditions, que reste-t-il donc à partager ? Une histoire commune : colonisation, guerre, exode, exil et des rituels de vie. Les causes responsables de la difficulté de transmission sont double : sociale, dès lors que celui qui veut transmettre perçoit que ses valeurs et le regard porté sur son histoire ne sont pas partagés, et psychologique, lorsqu’il pense – à tort – que sa descendance peut se passer de la mémoire des siens qui est aussi la sienne.

Ne remettons pas à plus tard ce que nous seuls pouvons faire. Il faut parler à sa descendance, quand bien même celle-ci ne semble pas prête à l’entendre. Mais alors, s’il est une nécessité de transmettre, comment le faire ?

 Etre en empathie, envers et contre tout avec celui à qui on souhaite transmettre ;

 Ne jamais – dans la sphère familiale – être militant d’une cause qui entraîne souvent une posture qui clive, mais dans le partage d’une histoire commune ;

 Accepter la confrontation des systèmes de valeurs. Se demander sur quoi reposent les clivages intergénérationnels et interculturels est un préalable nécessaire à toute discussion. C’est lorsque chacun croit que « sa vérité » n’est pas négociable que le partage est impossible ;

 Demander toujours et d’abord à l’autre, surtout si on ne le partage pas, d’argumenter son point de vue. Puis avancer ses propres arguments ;

 Comprendre que le comment on vivait là-bas dans sa famille, passe, aux yeux des enfants, avant les analyses politiques. Celles-ci peuvent suivre mais après le temps des retrouvailles sur les pas des anciens ;

 Saisir les occasions de la vie courante – notamment les repas de famille et la consultation des photos de famille – pour aborder la question de “là-bas”. Non pas sur le mode de la démonstration mais sur celui du questionnement des plus jeunes : « Comment penses-tu que ? Sais-tu qui est ? … » ;

 Partager les rituels – culinaires, cérémoniels – au sein des familles. Leur préservation – notre seul bien commun – n’est pas un acte passéiste, mais le gage d’une permanence autour de laquelle, tôt ou tard, les descendants pourront se retrouver, dans la présence lointaine des anciens disparus, et communier avec eux ;

 Ecrire pour témoigner et transmettre de son vivant, sans laisser le soin à la “providence” de le faire, comme souvent mes témoins les plus anciens m’ont révélé l’avoir fait ;

 Toujours se rappeler que les blocages sont plus dans nos têtes et que dans nos cœurs qui n’attendent que le passage du lien et son partage avec ceux de notre lignée ;

 Ne jamais oublier que, même pour ceux qui refusent l’héritage de la lignée, l’être humain est ainsi fait qu’il ne peut faire sans celui-ci. Qu’ils ne pourront avancer que s’ils savent d’où ils viennent. Libre à eux, le sachant, de mettre ou non leurs pas dans ceux des anciens.Les témoignages reçus au cours d’échanges avec mes lecteurs les plus anciens montrent que ces quelques préconisations, en changeant leurs représentations et en les convainquant de la nécessité de parler, les ont déculpabilisé de n’avoir pas su transmettre et leur ont permis d’engager, après de nombreuses années de non-dit, un dialogue constructif et une transmission envers leurs descendance. Les plus jeunes, nés après 1962, m’ont souvent confié combien cette parole leur était nécessaire ; qu’ils l’attendaient. Tous m’ont dit qu’une fois engagé l’échange coule naturellement et le partage se fait.C’est lorsque chacun fait une part du chemin qui le sépare de l’autre que tout le chemin peut être parcouru à deux. Et ce chemin, au-delà des conquêtes et des défaites sociales ou politiques, est nécessaire pour l’équilibre de nos enfants.

Mesdames, Messieurs les Présidents/e, chers amis/e
Grâce à votre soutien, 516 personnes ont déjà répondu à l’ENQUÊTE SUR LA TRANSMISSION DE LA CULTURE DE L’IDENTITÉ ET DE LA MÉMOIRE PIED-NOIRE. Je vous remercie très vivement.
Bien qu’important, ce nombre est encore insuffisant pour tirer des conclusions fiables. Surtout si nous voulons communiquer hors de « nos murs ». L’objectif fixé étant 1000. Aussi, je me permets d’insister auprès de vous pour vous demander de poursuivre votre effort, quitte à renouveler l’appel auprès de vos adhérents. Et au-delà, puisque mon intention est de sonder au-delà des militants. Tous ensemble nous pouvons gagner.
D’ores et déjà, je peux vous dire, sur la base des réponses reçues, que cette enquête répondra à des questions majeures qui concernent la transmission de l’héritage culturel et la nature de la filiation chez les descendants de pieds-noirs. Ces résultats amèneront à reconsidérer bien des idées reçues.

Transférez l’enquête via le lien : Enquête d’Hubert Ripoll

Je vous remercie pour votre précieuse collaboration.
Salutations pieds-noires.

Hubert

Laisser un commentaire