Textes empruntés à Pierre Bisbal né à Bab-el-Oued: (découvrez ses autres textes sur son blog)
Le cimetière
Depuis que je sais lire, j’aime bien accompagner ma grand-mère au cimetière. Je file entre les tombes, dans les différents secteurs du cimetière et je déchiffre les noms. On dirait la liste d’appel de la classe.
Aujourd’hui, nous sommes venus voir mon oncle Jean-Pierre, mon oncle paternel. Il est mort à la guerre, six ans avant ma naissance. Il est mort pour la France, c’est marqué sur la tombe. A chaque visite, le rituel est le même. Ma grand-mère pose un baiser sur sa main, ensuite elle caresse doucement la photo un peu bombée en émail. C’est la même photo que celle dans le cadre de cuir rouge foncé sur la cheminée de sa chambre.
Puis elle sort une petite éponge et des chiffons d’un sac en maille qu’elle a elle-même confectionné au crochet. C’est pour moi le signal d’aller jusqu’à la pompe et de rapporter un arrosoir en zinc. Il ne faut pas que je le remplisse entièrement car je ne pourrais pas le porter. Je le tiens loin de moi pour ne pas maculer ma chemise. Elle verse l’eau sur la tombe, doucement et elle nettoie la pierre par de petits frottements circulaires. Elle lave cette tombe comme elle lavait son fils quand il était bébé. Je vais chercher un autre arrosoir. C’est pour rincer. La chaleur chasse l’eau sur la dalle. Alors, cette toilette effectuée ma grand-mère s’assoit sur la pierre. C’est à cet instant que la dame est venue. On ne la connaît pas cette dame… jamais vue. Elle a juste posée une question à ma grand-mère :
– « C’est votre fils Madame ? » Ma grand-mère a répondu mais sans dire oui. Elle a juste bougé la tête et bloqué un sanglot.
– « Le mien est plus haut », a expliqué la dame. « Vingt ans… A Colmar ». Ma grand-mère s’est levée. Elle a pris la dame par le bras et elle a dit : « Allons le voir », puis elle s’est retournée vers la tombe en disant :-« Jean-Pierre, je reviens ». Nous sommes allés sur la tombe de la dame. La aussi c’est marqué « Mort pour la France ». Il s’appelle Baptiste. Elles ont parlé ensemble, doucement, comme pour se dire des secrets. Leurs mouchoirs roulés en boule bloquaient leurs larmes. C’était long. Je me suis assis sur une tombe et j’ai sorti une petite voiture de ma poche. Une dauphine. Je l’ai fait serpenter entre les lettres gravées sur la dalle.
Pendant ce temps la, en face de moi, deux mères innocentes subissaient la plus grande cruauté inventée par des Dieux déments : Perdre un enfant. Quand elles ont terminé d’échanger leurs malheurs nous sommes partis. On est passé récupérer le petit filet, l’éponge et les chiffons. On a dit au revoir à mon oncle et ma grand-mère a encore embrassé la photo.
La vie nous a rattrapés quand nous sommes sortis du cimetière. :-« Ne cours pas devant Pierre-Emile !». Je suis vite revenu auprès de ma grand-mère. Elle avait cessé de pleurer, mais ça faisait de grandes traces rouges sous ses yeux bleus. J’ai pris sa main et j’ai fait un petit baiser. Avant de remonter à la maison elle m’a emmené chez Coco et Riri. Madame Tuduri, derrière son comptoir, m’a affirmé que j’étais beau comme un astre. « On est allé au cimetière », j’ai répondu. J’ai eu droit à deux sachets de bibérine, un rouleau de réglisse avec un gros bonbon au centre, un coquillage à sucer et des cachous dans une petite boite en carton qui fait domino. C’est toujours comme ça quand on revient du cimetière.
Le dernier d’entre-nous
« Quand le dernier d’entre-nous partira, les mémoires partisanes se souviendront uniquement de ce qu’elles jugeront nécessaire aux thèses qu’elles soutiennent, aux arguments qu’elles défendent, aux sentiments qu’elles affichent. Nous serons utilisés comme des ombres indispensables au trompe-l’œil des décors dans lesquels nos vies passées, nos espoirs, nos réussites et nos erreurs seront mis en scène. On nous attribuera un rôle sympathique ou détestable suivant le personnage qu’on voudra bien nous faire jouer.
Quand le dernier d’entre-nous partira, plus aucune voix ne portera notre sentiment de vérité sur notre vie en ce bout de terre d’Afrique où la volonté du destin conduisit nos aïeux. Le chemin sera fait. Notre malheur engendré par de fracassantes et hypocrites déclarations se figera à jamais dans notre silence.
Quand le dernier d’entre nous partira, ceux auprès de qui nous avons trouvé écoute, aide et compassion et qui allèrent jusqu’au sacrifice suprême, verront aussi pâlir puis disparaître le souvenir de leur fraternel et extrême engagement. Ce sera pour eux une injuste seconde mort.
Quand le dernier d’entre nous partira, ceux pour qui nous incarnions le malheur qui les frappe seront surpris de constater que celui-ci ne disparaît pas avec nous. Si leur courage les autorise à regarder le malheur en face, ils constateront que son visage n’offre pas la moindre ressemblance avec les nôtres.
Quand le dernier d’entre-nous partira, le soleil marquera le zénith comme à son habitude. Les vagues n’arrêteront pas un seul instant de caresser le sable de la plage. Le Siroco s’obstinera à porter la chaude haleine du sud. Cela n’empêchera même pas la chute d’une aiguille de pin dans notre forêt méditerranéenne. Nous ne nous en offusquerons pas. Nous n’avons pas l’outrecuidance de penser que nous intéressons les Dieux.
Quand le dernier d’entre nous rejoindra que ce soit dans la glaciale obscurité du néant ou dans l’éblouissante et chaude clarté d’un paradis, nous lui ménagerons une place dans notre grand cercle afin qu’en rassemblant tous nos souvenirs, nous puissions continuer encore et encore à vivre et à faire vivre notre Algérie. »